Maître de conférence en droit public à l’UAG.
La question du statut de la Guadeloupe a fait l’objet d’un débat contradictoire dès l’adoption de la loi de départementalisation en 1946.
Il a ressurgi sur le devant de la scène avec l’émergence de l’idée indépendantiste durant les années 60, notamment à l’occasion du procès de dirigeants et militants du GONG, puis avec l’apparition de l’Alliance révolutionnaire caraïbe et d’attentats à l’explosif dans les années 80. De fait, l’arrivée au pouvoir de la gauche française va pacifier la question statutaire, malgré l’échec du projet d’assemblée unique, rejeté par le Conseil constitutionnel.
Cependant, la création du Congrès des élus départementaux et régionaux va offrir un cadre à la réflexion et à l’initiative locale. Mais la proposition des élus guadeloupéens ne trouvera pas d’écho dans la population et sera rejetée par trois électeurs sur quatre lors de la consultation du 7 décembre 2003. Enfin, dernière étape marquante, la crise sociale de 2009, en pleine crise internationale, va pousser le Président de la République à prendre une initiative qui va aboutir à deux doubles consultations en Martinique et en Guyane en Janvier 2010. Reste, parmi les départements français d’Amérique, le cas de la Guadeloupe, dont les élus, à l’époque, avaient demandé un délai de réflexion de 18 mois, avant d’émettre leur proposition d’évolution des institutions.
C’est l’occasion de faire un retour en arrière avec Pierre-Yves CHICOT sur les données juridiques et politiques dans lesquelles la question vaut d’être examinée.
La France est présentée comme un Etat multigéographique dans lequel le legs jacobin garde cependant son empreinte. Cette caractéristique conduit à distinguer une France hexagonale de la France ultramarine. A l’intérieur de cette dernière, il est intéressant de souligner l’existence de
« collectivités territoriales ultramarines de droit commun ». Ce sont les îles de Guadeloupe et Martinique, situées en Amérique Centrale, la Guyane, territoire continental du Plateau des Guyanes, en Amérique du Sud et la Réunion, dans l’Océan Indien. Il convient enfin de citer le cas de Mayotte, également dans l’Océan Indien, devenu le 101ème département français après consultation de sa population, le 29 mars 2009. Le concept de collectivité territoriale ultramarine de droit commun repose sur l’application d’un autre concept, celui de l’identité législative. Il signifie l’application de plein droit de la loi et du règlement français ainsi que du droit communautaire, primaire et dérivé, sur ces territoires. Cette application de plein droit du droit justifie la pertinence de l’adhésion au droit commun de ces derniers, bien qu’ils soient géographiquement éloignés de l’Europe, au contraire d’autres territoires ultramarins de la République qui eux, sont régis par le principe de la spécialité législative. Dans leur cas, la loi ne s’appliquera que si le législateur en décide ainsi, recourant à cette occasion à une démarche casuistique. Du point de vue du droit communautaire, le principe d’identité législative a pour effet de soumettre les collectivités territoriales ultramarines de droit commun au régime de l’intégration. En revanche, les collectivités ultramarines régies par le principe de la spécialité législative n’étant pas destinataires de l’intégralité de la production normative communautaire sont soumises au régime de l’association. Ces dernières sont donc classées dans la catégorie des pays et territoires d’outre-mer (PTOM). Dans les Etats unitaires, on sait que le droit présente la particularité de gommer les aspérités locales originelles en vue de garantir l’uniformité qui concerne au premier chef l’organisation territoriale. La France, pendant longtemps n’a pas échappé à cette logique, finalement rompue à la faveur de la réforme constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République . Dans ce contexte de nouvelles perspectives ont été offertes aux collectivités territoriales du titre XII de la Constitution.
Les départements-régions français d’Amérique sont désormais autorisés à envisager une modification de leur architecture institutionnelle, caractérisée par le mimétisme avec le modèle de la France hexagonale. Aussi, le 7 décembre 2003, subséquemment à une demande locale, les populations de la Guadeloupe et de la Martinique ont été consultées par le Président de la République en vue de se prononcer sur la mise en place d’une assemblée unique. Cette consultation a donné lieu à une réponse négative. Pourtant, au moins deux éléments vont conduire à une nouvelle consultation, organisée au début de l’année 2010.
Il faut en outre mentionner la persistance de la représentation politique des départements-régions français d’Amérique dans son souhait d’une architecture institutionnelle originale, tout comme les propositions issues du rapport Edouard Balladur, qui expriment la volonté du chef de l’Etat de réformer l’organisation territoriale française. A l’analyse, il apparaît que depuis la décentralisation, la réorganisation des institutions locales dans les départements-régions français d’Amérique, instruite par la volonté politique et par le droit, est le fruit d’une démarche interrégionale et d’une démarche territorialisée.
LA STRATÉGIE INTERRÉGIONALE DE CONTESTATION DU STATUT DE RÉGION MONODÉPARTEMENTALE
L’évolution institutionnelle consiste pour les départements-régions français d’Amérique à adopter
une démarche d’innovation dans l’organisation locale. Ce projet politique est fondé sur le maintien du concept d’identité législative de l’article 73 alinéa 1er de la Constitution . Car ce n’est pas tant le régime d’application systématique de la loi qui est contestée, mais la coexistence de deux assemblées, départementale et régionale, sur un même territoire.
En effet, en 1982, le mimétisme institutionnel avec la France hexagonale a abouti à l’érection de ce qu’on a appelé la « région mono-départementale ». L’évolution statutaire consiste à modifier le régime général d’application de la loi ou à passer d’une catégorie de collectivité territoriale à l’autre . Au regard des dispositions constitutionnelles en vigueur, l’évolution institutionnelle va reposer sur l’adoption d’une loi ordinaire par le Parlement alors que l’évolution statutaire va nécessiter le recours à une loi organique .
Le rapport Lise-Tamaya, remis au Premier ministre de l’époque le 24 juin 1999 et la Déclaration de Basse-Terre du 1er décembre 1999 complétée par la Déclaration de Cayenne du 7 février 2000 qui témoignait de la subordination de nouvelles voies de croissance économique à l’abandon du statut de région monodépartementale, constituent deux étapes clés dans la démarche d’évolution institutionnelle aux Antilles et en Guyane.
LE RAPPORT LISE-TAMAYA : LES NOUVELLES VOIES D’UNE ACCENTUATION DE LA RESPONSABILITÉ LOCALE
Les rapports entre la France hexagonale et son outre mer d’Amérique sont le fruit d’une histoire qui remonte au XVIIème siècle. L’érection de ces colonies en départements est un fait marquant en ce qu’elle formalise la promesse républicaine d’égalité qui doit prévaloir sur l’ensemble du territoire national. La loi du 19 mars 1946, constitutive du premier acte juridique d’une transformation statutaire, tout en accordant des droits sociaux, engendrait une logique d’assistance sociale qui va révéler des effets pervers. Par ailleurs, l’importation du schéma institutionnel hexagonal (départementalisation, régionalisation) dans ces territoires, de même que l’application systématique d’un corpus normatif national et communautaire, ont montré leurs limites. La notion d’adaptation qui apparaît dans l’article 73 de la Constitution à partir de 1958 constitue l’accessoire et non la principale modalité dans la manière d’envisager l’administration de ces territoires par les deux centres, national et européen . L’identité propre de ces territoires, qui peut être déclinée sous de multiples aspects, semble fortement contrariée par le concept juridique de l’identité législative. Ce concept constitue à la fois l’épine dorsale de l’assimilation normative et de l’uniformité dans l’organisation administrative qui peuvent parfois confiner à l’absurdité. Au début de la décentralisation, pour faire preuve d’originalité et de réalisme dans l’organisation administrative, le législateur entreprit d’installer une assemblée unique en lieu et place de la région monodépartementale.
Le Conseil Constitutionnel a déclaré les dispositions du projet de loi non-conformes à la Constitution et du même coup fait obstacle à la réforme . Dix sept ans plus tard, à la faveur d’une politique de décentralisation entrée dans les mœurs administratives et politiques, la question pu à nouveau être abordée. Réalisé à la demande du Premier Ministre Lionel Jospin, le rapport Lise- Tamaya du nom des parlementaires Claude Lise, sénateur de la Martinique et Michel Tamaya, député réunionnais est remis en juin 1999. Sous l’intitulé « les départements d’outre-mer aujourd’hui : la voie de la responsabilité » et dans un contexte de revendication d’un nouveau modèle statutaire aux Antilles-Guyane, cette réflexion d’ensemble établit le constat d’une situation économique dégradée . Selon les rapporteurs, après l’accès à l’égalité, une reconnaissance somme toute limitée de l’identité, en raison de la primauté accordée à l’assimilation et à l’uniformité, l’hypothèse de départ d’une nouvelle politique ultramarine de la France devait reposer sur l’accentuation de la responsabilité locale. Dans sa lettre de mission aux parlementaires, le Premier Ministre liait « les questions institutionnelles à celles du développement économique et social » de ces départements. Pour autant, pour lui, il n’était question d’évoquer l’accentuation de la responsabilité locale sur le mode de l’évolution institutionnelle, que dans le strict cadre de l’article 73 de la Constitution consacrant l’identité législative, et celui de l’article 299 paragraphe 2 du traité d’Amsterdam qui dispose de leur régime d’intégration à l’Union Européenne . A l’initiative nationale succédera celle de responsables politiques antillais et guyanais. Ce sont les déclarations de Basse-Terre en 1999 et de Cayenne en 2000.
LA DÉCLARATION DE BASSE-TERRE : A LA RECHERCHE D’UNE NOUVELLE CROISSANCE ÉCONOMIQUE
Sous l’angle juridique, la décentralisation permet de constater la matérialisation du processus d’accentuation du pouvoir local. L’approche psychologique révèle que la possibilité offerte aux autorités territoriales d’exercer des compétences de manière concomitante, ou à la suite de l’Etat, les convainc irrémédiablement de leur capacité à conduire l’action publique de manière plus autonome.
A cet égard, les compétences locales arrogées, c’est-à-dire l’exercice des compétences en marge de toute légalisation fournit un bon exemple de l’évolution des mentalités des décideurs publics locaux. En effet, les assemblées délibérantes et les exécutifs locaux ont souvent précédé le législateur en procédant à une interprétation extensive de la clause générale de compétences. La notion d’affaires locales sert encore de motif suffisant aux collectivités territoriales pour penser leur territoire en terme de perspectives et de prospective. Les déclarations de Basse-Terre du 1er décembre 1999 et de Cayenne s’inscrivent dans cet état d’esprit. Une sorte de logique de la rupture de la dépendance est impulsée pour envisager différemment l’avenir institutionnel et économique des départements-régions français d’Amérique. Cette construction prospective est l’œuvre des trois présidents de conseil régional, Lucette Michaux-Chevry (Guadeloupe), Antoine Karam (Guyane), Alfred Marie-Jeanne (Martinique). L’analyse des positionnements politiques contrastés des trois exécutifs est intéressante. En effet, le cloisonnement inhérent à la dynamique partisane est dépassé et met en lumière un point de rencontre supra-idéologique : l’exigence de gouverner en prévoyant. La conception politique est le « désir des élus de voir le statut de département et région d’outre-mer issu des lois Defferre évoluer vers davantage d’autonomie ». La philosophie autonomique consacrée dans ces déclarations est conforme à l’esprit de la libre administration des collectivités ayant pour base d’appui la légitimité démocratique des assemblées délibérantes locales. Elle est aussi conforme à la notion constitutionnalisée d’adaptation qui commande, dans un souci d’efficience du droit, d’écarter l’uniformité chaque fois que de besoin, afin de tenir compte de l’aire d’implantation de la norme. L’exposé des motifs de la déclaration de Basse-Terre dresse in fine le constat de « l’inadéquation d’un dispositif fiscal et social conçu pour un pays développé et appliqué à des régions en retard de développement ».
C’est à cette fin que la Déclaration de Cayenne qui rassemblera les mêmes protagonistes politiques préconisera, sur la base de la nouvelle régionalisation proposée pour la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique, une nouvelle politique fiscale et sociale afin d’envisager un autre modèle de développement territorial. L’inspiration de l’œuvre à accomplir en matière de réforme institutionnelle dans la France d’Amérique est à rechercher dans la régionalisation espagnole et portugaise, applicable à leurs homologues des Açores, des Canaries et de Madère. Avec ces autres régions européennes, la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et La Réunion ont formé le front des régions ultrapériphériques de l’Union Européenne .
La ligne politique directrice s’articule autour de la création et de la consolidation de la défense de leurs intérêts, économiques surtout, au sein de l’Europe communautaire . La traduction normative des Déclarations de Basse-Terre et de Cayenne est vraisemblablement la possibilité offerte aux départements-régions français d’Amérique d’envisager leur évolution institutionnelle, par la loi d’orientation n° 2000-1207 du 13 décembre 2000 pour l’outre-mer . C’est aussi un fondement constitutionnel qui va être donné à l’évolution institutionnelle, et/ou à l’évolution statutaire à la carte . La normativité désormais attachée à l’évolution institutionnelle et statutaire emportera presque naturellement pour conséquence la préférence donnée à une démarche territorialisée.