Audy EUSTACHE,
Chef de projet de la Rénovation Urbaine de Pointe-à-Pitre

II y a des lustres que les collectivités locales antillaises confient leurs projets d’aménagement à des Sociétés d’Economie Mixte Locales, plus communément appelées S.E.M.L.

Pour rappel, une Société d’Economie Mixte Locale (S.E.M.L) est une société anonyme qui associe dans son capital des collectivités territoriales majoritaires (départements, communes, régions ou leur groupement) et des partenaires économiques et financiers privés.

Elle est régie par la loi du 7 Juillet 1983 (modifiée par la loi du 2 Janvier 2002) qui permet de la définir comme une entreprise des collectivités territoriales et par la loi du 24 Juillet 1966 sur les sociétés commerciales.
Les procédures de constitution et de fonctionnement des S.E.M.L sont, elles, précisées dans les articles L 1521 à L 1525-3 du Code Général des Collectivités Territoriales.
La création des premières S.E.M.L d’aménagement aux Antilles Françaises remonte au début des années 1960, dans le cadre de la loi n°46-360 du 30 avril 1946 tendant à l’établissement, au financement à l’exécution de plans et de développement des territoires relevant du Ministère de la France d’Outre-mer, stipulant en son article 2 :

« En vue de la préparation et de l’exécution de ces plans, le ministre de la France d’outre-mer, ou les autorités auxquelles il délègue ses pouvoirs, est investi des pouvoirs nécessaires pour orienter et coordonner les activités privées, ainsi que pour suppléer, le cas échéant, à leur défaillance, dans toute la mesure qu’exigera l’accomplissement des programmes. Il pourra notamment, en ce qui concerne les activités essentielles à l’exécution des plans ou à la vie économique et sociale des territoires en cause (…) :

« Provoquer ou autoriser la formation de sociétés d’économie dans lesquelles l’Etat, les collectivités publiques d’outre-mer ou les établissements publics desdits territoires auront une participation majoritaire…».

En effet, la Société d’Equipement de la Guadeloupe (SO.D.E.G) fut portée sur les fonts baptismaux en 1961 et la Société d’Equipement de la Martinique (SO.D.E.M, ancienne S.E.T.M.A) en 1966.

Ces sociétés ont largement contribué à la mise en oeuvre de grands projets urbains tant à la Guadeloupe qu’à la Martinique.

C’est ainsi que la Société d’Equipement de la Guadeloupe a participé à certains projets, dont la liste suivante est loin d’être exhaustive :

  • La première rénovation urbaine de la Ville de Pointe-à-Pitre (quartier de l’Assainissement et de la Gabarre),
  • L’aménagement de la zone d’habitation du Morne Grand Camp sur le territoire de la Ville des Abymes, objet actuellement d’une première opération de rénovation urbaine sur la Ville des Abymes,
  • L’aménagement de la zone industrielle de Jarry sur le territoire de la Ville de Baie-Mahault,
  • La zone d’aménagement des terrains de l’Université Antilles-Guyane (Pôle de Fouillole),
  • La zone d’aménagement des terrains du Centre Hospitalier de Pointe-à-Pitre,
  • La rénovation urbaine de la Ville de Basse-Terre (Front de mer-Quartier de la Rivière aux herbes),
  • Le lotissement agricole de Marie-Galante,
  • Le lotissement social de Baie-Mahault…

Dans l’île voisine de la Martinique, la SO.D.E.M a également participé à des projets d’envergure parmi lesquels figurent :

  •  La première rénovation urbaine de la Ville de Fort-de-France,
  •  La Z.A.C Bouillé à Fort-de-France,
  •  La Z.A.C de Beauséjour à Trinité,
  •  La Z.A.C de Moulin à Vent au Robert,
  •  Le centre culturel départemental ATRIUM,
  •  Le Centre de Loisirs et d’Hébergement U.C.P.A du Vauclin…

D’une île à l’autre, ces sociétés d’économie mixte de première génération ont connu des fortunes diverses.

En Guadeloupe, la SO.D.E.G fut liquidée judiciairement, et remplacée par l’Agence Guadeloupéenne de l’Aménagement du Territoire (A.G.A.T), dont la Société d’Economie Mixte d’Aménagement de la Guadeloupe (S.E.M.A.G) est depuis venue en substitution.

Malgré ses nombreuses vicissitudes, près de 50 ans après, la SO.D.E.M existe toujours et fait quasiment office de doyenne des S.E.M.L martiniquaises, voire antillaises.

Dans les années 1980, on assiste à une « transformation du système politico-administratif français, engagée « en douceur » dans le courant des années 1970 avec la mise en oeuvre, de façon quasi expérimentale, des contrats de pays en milieu rural, des contrats de villes moyennes et des contrats Habitat et Vie sociale en milieu urbain et dans les agglomérations. Cette transformation s’est poursuivie en 1982-1983 de manière beaucoup plus volontaire avec le vote par le parlement des lois de décentralisation ».

La montée en puissance des collectivités locales en matière de politique de développement, notamment de l’espace, du fait, entre autres, des lois de décentralisation, a eu pour effet d’inciter les élus à s’entourer de compétences nouvelles, à transformer l’organisation générale de leurs services, à créer des structures pour accompagner la réalisation de leurs projets.

Par ailleurs, est votée le 7 juillet 1983 une loi qui redéfinit clairement l’économie mixte, à travers notamment, son article 1 qui précise que :

« Les communes, les départements, les régions et leurs groupements peuvent, dans le cadre des compétences qui leur sont reconnues par la loi, créer des sociétés d’économie mixte locales qui les associent à une ou plusieurs personnes privées et, éventuellement, à d’autres personnes publiques pour réaliser des opérations d’aménagement, de construction, pour exploiter des services publics à caractère industriel ou commercial, ou pour toute autre activité d’intérêt général ; lorsque l’objet de sociétés d’économie mixte locales inclut plusieurs activités, celles-ci doivent être complémentaires…»

Les collectivités locales et territoriales sont majoritaires dans le capital de ces sociétés. Leurs règles de fonctionnement sont simplifiées et reposent sur des conventions librement négociées fixant les obligations de chacune des parties.

En effet, cette loi donnera un nouvel essor aux S.E.M, en rendant leur création plus facile (suppression de l’autorisation préalable de l’Etat), en leur permettant d’avoir des objets multiples, et en libéralisant leur fonctionnement (plus de statuts types et tutelle de l’Etat, liberté de débattre contractuellement la rémunération des S.E.M et des prestataires).

Elle exigera également pour les nouvelles sociétés d’aménagement ou de construction créées, un niveau plus important de capital à raison 152 449.01€ pour la première catégorie et 228 673.50€ pour la deuxième.

La loi du 7 juillet 1983 a permis, par ailleurs, aux collectivités locales de détenir entre 50 et 80% du capital des S.E.M.L alors que jusqu’à cette date, les textes, notamment ceux de 1955 stipulaient que pour les S.E.M d’aménagement, les collectivités locales devaient posséder plus de la moitié du capital.

La loi du 2 janvier 2002 relative à la modernisation des S.E.M Locales, va de nouveau modifier le taux de participation publique en le plafonnant à 85% du capital.

C’est dans ce contexte favorable respectivement aux Collectivités locales, qui ont vu leurs compétences s’accroître, et aux S.E.M.L, dont les pouvoirs ont été renforcés, que nous assisterons à l’émergence d’une deuxième génération de Sociétés d’Economie Mixte Locales à la Guadeloupe et à la Martinique, dans quasiment tous les secteurs d’activités, avec tout de même une prédominance des S.E.M.L d’aménagement.

En effet, à la fin des années 1980, voire au début de la décade 90, la Guadeloupe a enregistré la création des S.E.M.L suivantes :

  • La Société d’Economie Mixte de Saint-Martin (S.E.M.SA.MAR), en 1985,
  • La Société d’Economie Mixte d’Aménagement de la Guadeloupe (S.E.M.A.G) en 1987,
  • La Société d’Economie Mixte d’Aménagement du Nord Grande-Terre (S.E.M.A.NOR) de la ville d’Anse-Bertrand en 1988,
  • La Société d’Etudes et de Réalisations d’Opérations Multiples (S.E.R.O.M) de la ville de Baie-Mahault, en 1989,
  • La Société d’Aménagement Intercommunale de l’Est de la Guadeloupe (S.A.M.I.D.E.G) en 1992,

Et la Martinique, celles ci-après :

  • La S.A.E.M de Production Sucrière et Rhumière de Martinique (S.A.E.M-P.R.S.M), en 1984
  •  La Société d’Economie Mixte Atlantique (S.E.M.A), en 1988,
  • La Société d’Economie Mixte d’Aménagement de Fort-de-France (S.E.M.A.FF), en 1988,
  • La Société d’Economie Mixte des Abattoirs de la Martinique (S.E.M.A.M), en 1991
  • La Société d’Economie Mixte d’Aménagement de la Ville du Lamentin (S.E.M.A.VI.L), en 1991.

Depuis, certaines de ces sociétés ont disparu et d’autres sont venues compléter la liste citée supra en portant aujourd’hui le nombre de S.E.M.L à 4 pour la Guadeloupe et à 8 pour la Martinique.

Il est à noter que la multiplication de S.E.M.L enregistrée au cours de la décennie 80 à la Guadeloupe et à la Martinique, fut la parfaite illustration de la tendance également observée au plan national, notamment dans certains départements hexagonaux (Dordogne, Alpes-Maritimes, Eure et Loir, Pyrénées Orientales, Vienne, Territoires de Belfort, Calvados, Charente-Maritime, Maine-et-Loire), dont les caractéristiques démographiques (nombre d’habitants et densité démographique) et financières (dépenses totales et d’investissement inscrites au budget primitif) sont quasi comparables à celles des départements antillais.

S.P.L.A : Émergence d’un nouvel outil institutionnel dans la gouvernance urbaine.

Depuis 2006, est apparu dans le paysage de l’aménagement urbain, un nouvel outil qui pourrait modifier, voire bouleverser la gouvernance urbaine à la Guadeloupe et à la Martinique, comme c’est actuellement le cas en France Hexagonale.

Cet outil se dénomme la Société Publique Locale d’Aménagement (S.P.L.A).

La S.P.L.A est une nouvelle catégorie de sociétés anonymes, qui permettrait aux personnes publiques d’externaliser la réalisation d’une opération d’aménagement – au sens de l’article L.300-1 du Code de l’Urbanisme – en confiant cette charge à une société commerciale, qui serait sous leur contrôle immédiat parce qu’elles en détiendraient la totalité du capital (contre 85% au maximum pour les S.E.M.L), et qui pourrait, ainsi, ne pas être mise en concurrence, car considérée comme une structure intégrée couverte par la théorie des relations « in house » ou « prestations intégrées ».

Pour mémoire, l’article L. 300-1 du Code de l’Urbanisme précise que :

« les actions ou opérations d’aménagement ont pour objet de mettre en oeuvre un projet urbain, une politique locale de l’habitat, d’organiser le maintien, l’extension ou l’accueil des activités économiques, de favoriser le développement des loisirs et du tourisme, de réaliser des équipements collectifs, de lutter contre l’insalubrité, de permettre le renouvellement urbain, de sauvegarder ou de mettre en valeur le patrimoine bâti ou non bâti et les espaces naturels ».

La S.P.L.A a été créée par la loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006, portant engagement national pour le logement. Elle a d’abord vu son régime juridique aménagé une première fois par la loi no2009-323 du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion qui prévoit que, par dérogation aux règles de droit commun applicables aux sociétés anonymes, la S.P.L.A peut être composée de deux actionnaires ou plus.
Cet outil institutionnel est pérennisé depuis la loi n°2010-559 du 28 mai 2010, car celle de juillet 2006 l’avait instauré à titre expérimental pour une période de 5 ans.

Depuis sa pérennisation, de nombreuses sociétés ont vu le jour.

En effet, selon le site de la Fédération des Entreprises Publiques Locales (F.E.P.L), soit deux ans à peine après l’adoption de la loi du 28 mai 2010, on dénombre l’existence de 38 sociétés publiques locales d’aménagement au 1er mars 2012, totalisant 306 emplois (Equivalent temps plein), 110 millions € de chiffre d’affaires et 40 millions € de capitalisation.

Par ailleurs, une douzaine de S.P.L.A sont en phase de création.

Les collectivités locales des Antilles Françaises suivront-elles la même tendance que leurs homologues de l’Hexagone en matière de création de S.P.L.A, à l’instar de ce qui s’était passé pour les S.E.M.L dans les années 80 ?

Il y a fort à parier que les collectivités territoriales antillaises créeront également leurs S.P.L.A pour mettre en oeuvre leurs projets d’aménagement.

Cependant, de nombreuses interrogations restent aujourd’hui en suspens.

Quelles sont les collectivités territoriales qui franchiront les premières le cap de la création des S.P.L.A ? Les collectivités majeures (Conseils général et régional), les Etablissements Publics de Coopération Intercommunale (E.P.C.I) ou tout bonnement les communes, singulièrement celles qui envisageraient de mettre en oeuvre des projets d’aménagements d’envergure et chronophages, relèveront-elles le défi de la S.P.L.A ?

Par ailleurs, les futures S.P.L.A s’adosseront-elles prioritairement à une seule collectivité territoriale, ou plutôt à leurs groupements ? Si la deuxième hypothèse était privilégiée, suivrait-elle les Schémas Départementaux de Coopération Intercommunale (S.D.C.I) de Guadeloupe et de Martinique ?

En outre, au-delà de pouvoir créer une S.P.L.A ex-nihilo, la loi offre également la possibilité aux collectivités territoriales détentrices ou actionnaires de S.E.M.L, de pouvoir transformer ces dernières en S.P.L.A par modification de leurs statuts, ou par fusion absolution ou dissolution des S.E.M.L.

Cette fenêtre juridique soulève également de nombreuses questions.

Quelles sont les collectivités locales qui oseront transformer leur S.E.M.L en S.P.L.A ? Si la question semble moins se poser pour les collectivités locales majeures ou les EPCI détenteurs de S.E.M.L ou actionnaires majoritaires de S.E.M.L, elle reste entière pour les communes détentrices de S.E.M.L mono communales ou les E.P.C.I de petite taille.

Quoiqu’il en soit, avec l’apparition des S.P.L.A, une nouvelle ère en matière d’organisation de la maitrise d’ouvrage semble frapper le monde de l’aménagement, gageons que les collectivités territoriales antillaises n’y seront pas insensibles ; car peuventelles se permettre de rater le train de cette nouvelle gouvernance urbaine ?