Laurent PINSEL,
Directeur du Patrimoine à la Société d’Economie Mixte d’Aménagement de la Guadeloupe (S.E.M.A.G.)

Le Renouvellement urbain, littéralement « refaire la ville sur la ville », est de nos jours un pari commun à la plupart des gouvernants. Les politiques de renouvellement urbain participent aux fondements d’une démarche plus globale, à savoir celle du développement durable. Par conséquent, quels sont les enjeux de ces politiques en Guadeloupe ?
La ville : un « mode d’habiter » de plus en plus répandu

La dernière décennie a été marquée par le fait que 50% de la population mondiale vit désormais dans les villes. Le « fait urbain » est un défi majeur pour les organisations en matière de logements, d’emplois, d’activités, d’éducation… Cet enjeu est également le nôtre puisqu’en Guadeloupe, le processus d’urbanisation s’est historiquement développé autour des villes de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre ; et au fur et à mesure de leurs besoins en développement, elles se sont étendues aux communes limitrophes
créant ainsi deux agglomérations regroupant aujourd’hui près de la moitié de la population guadeloupéenne.

Cet étalement urbain s’est fait sans réel schéma directeur et surtout le long des réseaux routiers :
« Lentement, les villes de l’agglomération pointoise sont sorties de leurs « fortifs » pour avaler les coupures vertes qui les tenaient à distance… Le déclin des activités agricoles encourageant les populations à « descendre en ville », la promotion privée dopée par les avantages des lois de défiscalisation, le mitage, le manque de densité par la hauteur, mais aussi cette forte production de logements sociaux sont les quatre principaux catalyseurs d’un étalement urbain dévoreur de foncier ».

Le renouvellement urbain : une ambition politique permanente depuis plus d’un demi-siecle

Les extensions des villes de Pointe-à-Pitre et de Basse-Terre ont créé de nombreuses zones de bâtis précaires, qui souvent ne disposaient ni d’eau potable, ni d’électricité, ni de réseaux de tout-à-l’égout. A partir des années 60 et jusqu’au début des années 80, la « rénovation urbaine », inspirée des opérations d’Urban Renewal aux Etats-Unis, a consisté à éradiquer cette insalubrité et à étendre la ville par la construction de tours et de barres de logements sociaux pour loger dignement les classes moyennes et populaires des « trente glorieuses ». C’est ainsi que la première rénovation urbaine de Pointe-à-Pitre a fait émerger des quartiers de « grands ensembles » tels que Lauricisque, Grand-Camp, Mortenol et Les Lauriers.

Les premières critiques de ce mode de fabrication de la Ville vont apparaître quasiment dès le lancement des premiers grands ensembles :
«La rénovation, par la hausse des valeurs locatives et les mécanismes de relogement, engendre un déplacement massif [des couches populaires], qualifié de « déportation », et permet ainsi la reconquête sociale des quartiers les plus populaires par les nouvelles couches sociales ».

Au début des années 90, il existait encore de nombreux quartiers insalubres dans les deux grandes agglomérations et aussi dans la plupart des communes de Guadeloupe.

Au niveau national, la politique de la Ville s’est retrouvée au coeur des priorités gouvernementales par la création en 1991 d’un ministère dédié suite aux troubles dans la banlieue lyonnaise de Vaulxen-Velin. Des lois et des procédures de transformation des quartiers se sont succédés souvent au gré des alternances politiques. Chaque gouvernement a imprégné la politique de la Ville de logiques « plus sociales » ou « plus urbaines » correspondant souvent à des « présupposés idéologiques » : la gauche préférant l’humain ; la droite penchant pour l’aménagement urbain. Toutefois, il s’est perpétué une même vision stratégique de l’intervention publique dans les quartiers dégradés : le renouvellement urbain qui « se propose d’inverser le processus de dégradation ou de délaissement en privilégiant la création de valeurs foncières et immobilières et le retour aux mécanismes de marché ».

En Guadeloupe, cette période est caractérisée par les opérations de R.H.I. dont la plus emblématique est celle de Bossard qui s’étend sur près de 75 hectares et regroupe plus de 6.000 habitants. La procédure de R.H.I. s’est largement diffusée sur l’ensemble du territoire : « des opérations de RHI ont en effet été initiées par 28 des 34 communes du département ». Mais également dans tous les départements d’outremer (« Trénelle » en Martinique, « Village Chinois » en Guyane, « Quartier Centre » au Port à la Réunion…) et s’est imposée comme modus operandi de la « fabrication de la ville sur la ville ».

Une mission récente d’audit des RHI en outremer a relevé une généralisation des difficultés à poursuivre ces opérations caractérisées par la lourdeur des procédures, les complexités du suivi opérationnel et la lenteur des opérations. L’analyse de ces dysfonctionnements a permis de conclure que : « y remédier constitue un enjeu fort, car ils impactent la gestion sociale des opérations, l’adhésion des habitants à la démarche et donc la crédibilité même du dispositif ».

De plus, l’objectif final du renouvellement urbain, à savoir le retour de ces quartiers « aux mécanismes du marché », est pratiquement hors d’atteinte. Sur la plupart des sites « R.H.I. » en Guadeloupe, l’hégémonie de la production de logements sociaux, couplée à un niveau constant de 20 000 demandes à l’échelle du Département, a annihilé toute volonté d’initiative privée en faveur de la diversification sociale et des mixités fonctionnelles, condition impérative permettant d’espérer « une sortie de procédure publique ».

Un defi majeur : la renovation urbaine actuelle des villes de pointe-a-pitre et des abymes

Après deux décennies consacrées au renouvellement urbain, symbolisé par le vote de la « loi S.R.U. », un consensus politique s’est créé en 2003 avec la « loi d’orientation et de programmation pour la Ville et la rénovation urbaine » : l’objectif assigné par le Ministre Jean-Louis Borloo étant de démolir 200 000 logements « indignes de la République », d’en construire 200 000 et d’en restructurer autant. Avec la création d’une agence dédiée, l’A.N.R.U, et ses territoires prioritaires d’intervention, les Z.U.S, une nouvelle perspective de transformation de l’urbain a vu le jour et a permis d’initier la « Rénovation urbaine 2 » de Pointe-à-Pitre.

Cet outil de modernisation des villes de Pointe-à-Pitre et des Abymes a fait l’objet, en 2006 pour Pointe-à-Pitre puis en 2009 pour les Abymes, d’un contrat de programmation avec l’Etat sur près de 10 ans. Chaque contrat représente un investissement d’environ 500 M€ destiné principalement à démolir des logements sociaux vétustes puis reconstruire de l’habitat diversifié, aménager des espaces publics de qualité, créer et renforcer les équipements publics de proximité et développer de nouveaux espaces d’accueil pour les entreprises.

Il s’agit d’un effort financier exceptionnel et structurant pour une transformation durable de quartiers
relégués de l’agglomération pointoise. Il bénéficie de la solidarité nationale et européenne à un niveau
sans précédent depuis cinquante ans.

La Rénovation urbaine de Pointe-à-Pitre en quelques chiffres

Les quartiers de Bergevin, Chanzy et Henri IV, coeurs de cible de l’actuel projet pointois, regroupent près de 4.600 habitants. Premiers quartiers construits lors de la première Rénovation Urbaine de Pointe-à-Pitre, ils en ont conservé le sigle « RUPAP » pour dénomination. L’ensemble des trois quartiers est constitué d’une trentaine d’immeubles entourant le cimetière de la Ville. Ils forment ainsi un îlot urbain opaque et peu perméable aux circulations interquartiers.

Ce secteur de la Ville n’est pas inscrit en Z.U.S. Néanmoins, en raison des caractéristiques sociales, économiques et urbaines, il a été retenu au titre du Programme National de Rénovation Urbaine (P.N.R.U) défini par la loi d’août 2003.

Une convention partenariale a été signée en février 2006 par la Ville de Pointe-à-Pitre avec l’A.N.R.U, l’Etat, l’Europe, le Conseil Régional, le Conseil Général, la Caisse des Dépôts et Consignations et les bailleurs sociaux. Un avenant à cette convention a officialisé le rattachement du quartier de Lauricisque. Il prévoit principalement la démolition des Tours Gabarre.

Le projet pointois s’étend sur une période allant de 2006 à 2015, pour un montant prévisionnel de 454 M€ HT, dont 41% est financé par l’Etat et l’Europe.

Aujourd’hui, près de 40% du programme global est engagé : les démolitions des premières barres de logements sociaux ont eu lieu dès 2010 ; des petits immeubles de logements ont pris place dans les dents creuses du centre-ville en attendant l’édification du futur quartier de l’ancien stade de Bergevin ; la réhabilitation de la place du marché central et celle du hall des sports sont quasiment achevées…

La Rénovation urbaine de la Ville des Abymes en quelques chiffres

Le projet abymien couvre principalement les quartiers de Grand-Camp et du Raizet situés au droit de Pointe-à-Pitre et ses secteurs de Lauricisque et de la RUPAP, également en rénovation. Les quartiers de Grand Camp et du Raizet, qui regroupent environ 6.000 logements et 14.600 habitants, se sont continuellement dégradés depuis la fin des années 80. En 1997, ils ont été classés en Z.U.S. et donc prioritaires en matière d’intervention de l’A.N.R.U. Un avenant à la convention de 2009 a été signé cette année entre la Ville des Abymes et ses partenaires afin de prendre en considération les évolutions techniques et programmatiques du projet urbain. La durée de cette convention a été prolongée comme celle de Pointe-à-Pitre jusqu’en 2015. Le montant global d’investissement a été relevé à hauteur de 492 M€ HT, dont 33% est financé par l’Etat et l’Europe.

Aujourd’hui, près de 30% du programme global est engagé : les démolitions d’environ 400 logements sociaux sur le site des Plaines à Grand-Camp ont été achevées cette année ; un nouveau quartier à Dugazon a permis le relogement des familles des immeubles des Plaines ; le schéma d’aménagement du quartier de Grand-Camp a fait l’objet d’une large concertation avec les habitants…

Demain…

Les projets en cours dans l’agglomération pointoise s’opèrent dans un contexte « permanent » de crises  économiques, sociales et même sociétales. Aussi, compte tenu des masses financières mobilisées, près d’un milliard d’euros sur les dix prochaines années, nous pourrions espérer être en capacité  de résoudre tous les maux de ces territoires ou dela ville : désenclavement, chômage, insécurité, incivilités, pauvreté, risque sismique, échec scolaire, …
Paradoxalement, elles sont insuffisantes. Au regard, par exemple, de la sécurisation des habitants de ces quartiers face au risque sismique, le niveau financier nécessaire est trois fois voire quatre fois supérieur aux montants actés des conventions actuelles. Il en va de même pour les problématiques sociales et économiques qui ne pourront malheureusement pas être résolues : délai trop court des conventions, défaut de financements, et maintien de logiques sectorielles peu propices à la résolution de ces types de dysfonctionnements.

Nous devons par conséquent considérer ces opérations majeures comme une amorce du mouvement de transformation durable de nos villes. Elles doivent servir d’exemples pour les développements urbains futurs de l’agglomération et aussi des communes. Comment devrions-nous alors asseoir le développement de ces projets ?

Premièrement, à l’instar de la plupart des projets aidés par l’ANRU, le démarrage des chantiers a été difficile. En effet, le principe opérationnel est basé sur des séquences complexes d’opérations de « construction-démolition-reconstruction ». La rénovation urbaine telle qu’elle se conçoit à Pointe-à-Pitre et aux Abymes est décomposée schématiquement de la manière suivante : dans un premier temps, il faut reloger toutes les familles des immeubles à démolir dans des conditions sociales strictement encadrées. La démolition des bâtiments ainsi libérés permet de réaménager le foncier, puis la reconstruction sur le site réaménagé doit intégrer les principes de mixité sociale (40% de logements libres) et de mixité des fonctions (logements, équipements, commerces, bureaux).

La réussite de ce type d’opérations repose sur une concertation active et permanente entre les acteurs. Elle nécessite aussi de mettre en relation une multiplicité de décideurs ayant des métiers différents. C’est pourquoi le renouvellement urbain suppose des pratiques et des méthodes d’action renouvelées. Il s’agira d’inventer constamment une relation de travail co-construite et partagée entre des protagonistes qui n’ont pas l’habitude d’opérer ensemble : habitants, associations de quartier, concepteurs, services de la Ville, acteurs institutionnels, aménageurs, bailleurs sociaux, entreprises…

Deuxièmement, réaliser un quartier neuf, avec la volonté d’accueillir des personnes et des fonctions différentes, est un pari qui se gagne sur la durée. À peine deux générations se sont succédées et nous procédons déjà à la démolition de quartiers qui devaient garantir des conditions de vie modernes à ses habitants.

Pour espérer une transformation durable des quartiers en rénovation, les opérations actuelles ont à apporter des réponses concrètes aux questions de mixité sociale, de diversification fonctionnelle, de réussite éducative, de développement économique et culturel, d’emplois et de solidarité, d’initiatives privées et de préservation de l’environnement : composantes indispensables de notre projet de société.

Le projet de transformation de l’espace urbain doit donc s’accompagner d’un véritable projet de développement social, économique et culturel à destination des habitants. Pour réussir ce challenge, il nous sera indispensable d’élaborer une culture de changement des comportements majoritairement individualistes dans le sens du collectif car ce qui est en jeu, c’est notre capacité à « vivre ensemble ».

Troisièmement, c’est parce que le renouvellement urbain est consubstantiel de notre projet de société, qu’il nous faut nous inspirer des innovations en cours dans les métropoles caribéennes et sudaméricaines.

La Ville de Medellin, 2ème ville de Colombie, a par exemple mis en oeuvre une politique « d’urbanisme social », relayée par d’importants programmes de rénovation urbaine et de mobilité. Les « Projets Urbains Intégraux » ont transformé radicalement le paysage social et urbain de la ville. Ils ont permis non seulement d’apporter les services publics de base aux habitants, mais ont généré aussi de nouvelles opportunités pour l’éducation ou la création de commerces. L’importance donnée à la création simultanée de moyens de transports innovants a offert aux habitants les plus défavorisés l’accès au centre-ville et aux zones d’emplois. Ils ont surtout aidé à pacifier et transformer une partie de la société colombienne dans la voie d’un développement positif et reconnu internationalement.

En conclusion, cinq années se sont écoulées depuis la fin des premières études de définition des projets de rénovation urbaine de l’agglomération pointoise. Des réalisations concrètes ont donné confiance sur notre capacité collective à transformer notre territoire. Cependant, « le plus difficile reste à faire : considérer maintenant les autres problèmes sans les renvoyer à un tout que l’on peut, que l’on pouvait du moins, jusque là attribuer à une seule grande cause, un péché originel d’urbanisme…
Parce que l’on ne lutte pas contre une logique de séparation sociale aussi insidieuse que puissante, comme celle qui s’est emparée de la société depuis une trentaine d’années, de la même manière que l’on abat un immeuble prétentieux et vétuste».