Faut-il craindre en Guadeloupe la suppression annoncée de la taxe professionnelle ?
La deuxième édition de la manifestation « Esprit critique », créée par la Ville de Baie-Mahault, en partenariat avec France-Antilles, Canal 10 et la Une Guadeloupe, s’est déroulée le 30 novembre 2009 à l’Hôtel de Ville de la commune, en présence d’un auditoire nombreux et de qualité, autour d’un nouveau thème d’actualité : « Suppression de la taxe professionnelle : enjeux et incidences ». Le débat a été animé par un expert-comptable guadeloupéen bien connu, Charles François, tandis que le journaliste Gilbert Pincemail, faisait office de modérateur.
Rappelons d’abord le contexte. La taxe professionnelle a été créée en 1975 par le Premier ministre d’alors, Jacques Chirac. Cette taxe est versée chaque année par les personnes physiques ou morales qui exercent en France, à titre habituel, une activité professionnelle non salariée. Le président Nicolas Sarkozy a décidé de supprimer, dès janvier 2010, la taxe professionnelle qui représente près de la moitié des ressources des collectivités sur le plan national. Cette taxe devrait être remplacée par une « Cotisation Economique territoriale ».
En ouverture de la deuxième édition de « Esprit Critique », le maire deBaie-Mahault, Ary Chalus a rappelé que pour sa ville, la taxe professionnelle représentait 40 % du budget de fonctionnement qui s’élève à 61 millions d’euros. « Je suis donc l’un des élus les plus concernés de la Guadeloupe par ce problème ! »
Frédéric Caillon, directeur général des services de la ville de Baie-Mahault a expliqué que la transformation de la taxe professionnelle en cotisation économique territoriale posait la question de l’autonomie financière de
Baie-Mahault et de sa marge de manœuvre pour mettre en œuvre son projet territorial : « Est-ce la fin des politiques publiques choisies ? Faut-il privilégier la réalisation d’habitations résidentielles au détriment d’opérations à vocation économique ? Le niveau communal est-il toujours le niveau pertinent pour la mise en œuvre de projets territoriaux ? »
Rebondissant sur ces interrogations, Charles François a rappelé dans son introduction la différence d’approche entre le législateur et les collectivités locales sur ce projet : « Nous sommes face à deux points de vue radicalement opposés :
– celui des collectivités locales qui vivent cette mutation de la taxe professionnelle en cotisation économique territoriale (CET), comme une suppression, une perte, un désavantage, un inconvénient.
– celui du législateur qui veut nous orienter vers une vision plus optimiste, celle du changement, de l’amélioration pour un plus grand nombre, pour les entreprises, même si cela coûte à d’autres, en l’occurrence aux collectivités locales.
Voilà la dualité qui a marqué depuis plus de 30 ans les différentes tentatives de modification de la contribution des entreprises au financement des collectivités locales, c’est-à-dire de la taxe professionnelle, qualifiée parfois d’impôt imbécile ».
Quels enjeux sur le plan national ?
Cette suppression, ou cette réforme de la taxe professionnelle, représente-t-elle une aubaine financière pour les entreprises ?
Quelles sont a contrario les incertitudes, voire les menaces qu’elle fait peser sur les collectivités territoriales ?
Charles François s’est attaché à répondre avec précision et pragmatisme à ces deux questions :
« La taxe professionnelle est fondée aujourd’hui sur deux éléments : les immobilisations corporelles foncières (terrains, bâtiments) et les équipements et biens mobiliers. Cet impôt n’existe nulle part ailleurs en Europe. Il fait peser sur les outils de production un coût supplémentaire.
Dans le cas des D.O.M, il y a de surcroît un paradoxe : depuis 1986, en effet, le législateur encourage les investissements Outre-Mer avec des mesures spécifiques de défiscalisation. Toutefois, dès que ces investissements productifs sont réalisés, les entreprises concernées subissent une augmentation de leur taxe professionnelle.
L’Assemblée Nationale a adopté le 23 octobre 2009 un projet de réforme.
La taxation des biens immobiliers serait supprimée dès 2010 et remplacée par une cotisation économique territoriale composée de deux taxes cumulées :
– la cotisation locale d’activité qui correspondrait à la part foncière de la taxe professionnelle. Elle serait imposable à un taux voté par la collectivité locale.
– la cotisation complémentaire sur la valeur ajoutée serait due par toutes les entreprises réalisant plus de 500 000 euros de chiffre d’affaires.
Autre point important, celui du taux d’imposition. Aujourd’hui, les communes fixent leur taux. Demain, il y aura un taux national qui sera de surcroît progressif. Une distance va donc se créer entre la politique d’une collectivité locale et les recettes qu’elle tirera de sa politique. La cotisation économique territoriale serait plafonnée à 3 % de la valeur ajoutée de l’entreprise et le législateur a prévu un étalement des hausses sur quatre ans.
« Avec cette réforme, le législateur a donc clairement choisi le camp de la productivité des entreprises au détriment des finances locales. En effet, s’il apparaît clairement que cette réforme de la taxe professionnelle est une aubaine pour les entreprises, elle engendre des incertitudes pour les collectivités locales, a expliqué Charles François dans la deuxième partie de son exposé. La suppression des investissements productifs de l’assiette de la taxe professionnelle ampute à hauteur de 80 % environ l’assiette du principal impôt direct. Ceci correspond à près de 23 milliards d’euros pour l’ensemble des collectivités territoriales. Il n’existe à ce jour aucun nouvel impôt économique assis sur une assiette dynamique pour remplacer la taxe professionnelle.
N’ayant plus la maîtrise des taux avec la cotisation économique territoriale (CET), les élus des collectivités n’auront plus aucune marge de manœuvre sur l’évolution de leur fiscalité locale. A cela s’ajoutent les dégrèvements pris en charge par l’Etat, de l’ordre de 11 milliards d’euros ».
Deux questions se posent alors selon Charles François.
Première question : Comment l’Etat va-t-il supporter des dépenses complémentaires de compensation dans un contexte de déficit public ?
« La taxe carbone, envisagée un moment comme l’une des ressources pour compenser la perte de la taxe professionnelle, semble aujourd’hui bien compromise, contradictoire et, surtout, son évolution en termes de recettes pour les collectivités serait quasiment nulle. On annonce par ailleurs de nouvelles recettes à partir de 2011 pour les collectivités :
– la part régionale de la taxe foncière ;
– la part départementale de la taxe d’habitation ;
– la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) ;
– la taxe sur les éoliennes terrestres ;
– la taxe sur les pylônes ;
– la taxe prise auprès des opérateurs (antennes), à hauteur de 1 000 euros, soit 50 000 euros.
On se rend compte que malgré toutes ces annonces de ressources complémentaires, le compte n’y est pas. Elles ne compensent pas le manque à gagner de cette cotisation économique territoriale qui remplacera la taxe professionnelle. Par ailleurs, la dotation budgétaire d’équilibre prévue pour chaque bloc de collectivités (région, département, commune) n’est prévue que sur 20 ans et diminuerait de 5 % par an, pour disparaître en 2030. Il faudrait vraiment un contexte économique d’investissements très forts pour compenser ces pertes. Mais les potentialités de ressources nouvelles étant très réduites avec le nouveau mode de calcul, le solde négatif serait quatre à cinq fois plus important. Malgré la multiplicité des annonces faites et la complexité des calculs envisagés, il demeure encore beaucoup d’incertitudes et une réelle improvisation et, en tous cas, des difficultés pour avoir une bonne lisibilité. A tout cela s’ajoutent pour l’Etat, des contraintes juridiques fortes : la loi organique sur l’autonomie financière des collectivités lui interdit de remplacer la taxe professionnelle par de simples dotations budgétaires ».
Ce constat alarmant fait, Charles François pose une deuxième question qui ne l’est pas moins : qui va payer les aménagements si les collectivités territoriales n’ont plus les ressources ?
La taxe professionnelle, nouvelle version, serait en fait anti-économique.
La séparation des territoires et de l’économie engendrera une rupture qui produira des différends. On se rend compte qu’au lieu de redonner davantage de souplesse, de moyens et de responsabilités aux collectivités territoriales, le choix semble fait de recentraliser sans le dire vraiment. Toute cette démarche réformatrice recentralisatrice peut être populaire mais, avec plus de 25 ans de décentralisation et un début d’autonomie financière, il serait indispensable de poursuivre et d’accentuer la réforme des finances publiques en ce sens, plutôt que l’Etat, contraint dans ses recettes, ne redevienne le distributeur central par dotation.
Un contexte radicalement différent en Guadeloupe
Sur la Guadeloupe, la taxe professionnelle représente, avec un taux moyen de 14 %, un revenu de 19 millions d’euros pour la commune de Baie-Mahault. Pour celle du Gosier, elle représente 478 000 euros. Pour les Abymes, 8 240 000 euros, pour Pointe-à-Pitre, 4 036 000 euros, le Moule, 2 200 000 euros et Vieux-Fort 18 000 euros.
Pour nous, en parallèle à ce contexte national, cette mutation des finances locales doit s’accompagner d’une réflexion profonde sur l’organisation et le financement du développement local en Guadeloupe.
En effet, les collectivités territoriales jouent un rôle fondamental chez nous. C’est la commande publique qui dynamise l’économie et non le secteur privé, contrairement à la France continentale. Si la réforme aboutit à affaiblir les marges de manœuvre des collectivités territoriales, c’est toute l’économie de la Guadeloupe qui en souffrira. Dans une micro-économie insulaire, les collectivités locales jouent un rôle essentiel. Il suffit pour s’en convaincre d’additionner la section investissement de toutes les collectivités de la Guadeloupe, afin de déterminer le poids financier des collectivités sur l’économie de l’île. Le rôle financier des collectivités locales est encore plus important, car les fonds européens ne peuvent être mobilisés qu’en complément de leur participation au financement d’un projet. Il s’agit de l’application du principe de subsidiarité. La contribution du financement européen est tributaire de la marge de manœuvre d’investissement des collectivités locales. Ce sont les recettes de fonctionnement qui permettent de dégager des marges d’investissement et les entreprises guadeloupéennes bénéficient de ce système. Quelle que soit la politique publique, il faut solliciter les financements européens. C’est donc toute une filière qui risque de s’écrouler et c’est beaucoup plus grave qu’en France continentale. Au plan de l’aménagement du territoire, Pointe-à-Pitre, Abymes, Gosier, Baie-Mahault devraient être gérées selon un concept de métropole – capitale. Ces villes ont des équipements dignes des métropoles capitales (qui nous lient au reste du monde par leurs infrastructures : port, aéroport, université, CHU). Leur fiscalité devrait être à l’image de celle d’une métropole. Il y a des coûts supplémentaires liés à leur centralité. Ces coûts supplémentaires doivent absolument générer des recettes supplémentaires.
Il faut donc élargir la vision stratégique. Ces quatre villes risquent plus avec cette réforme. Le cœur du pays pourrait être atteint. C’est pour cela que chaque ville de cette communauté d’agglomération se sent concernée.
D’autres concepts ont été évoqués tel que celui de développement endogène. Il faut alors une répartition de la fiscalité de manière équitable et se poser la question : quelle fiscalité pour un développement endogène de la Guadeloupe ? Quel est le montant de la contribution guadeloupéenne pour un développement endogène ? Comment atteindre l’équilibre d’exploitation des investissements réalisés en Guadeloupe ? Comment générer des richesses en Guadeloupe ? L’assèchement du financement des collectivités impacte de façon directe l’économie guadeloupéenne et ce à cause de l’absence d’un secteur privé puissant et développé. La réforme de la taxe professionnelle et son remplacement par la CET est vu sous l’angle national avec une structuration nationale. La situation économique de la Guadeloupe n’est pas celle de la France. Voilà pourquoi il est important d’en parler afin de réfléchir à une fiscalité locale au service du développement endogène.
Aujourd’hui, instituer une cotisation économique territoriale (CET) en remplacement de la taxe professionnelle taxant les entreprises dont le chiffre d’affaires excède 500 000 € peut se justifier sur le plan national, mais la situation économique de la Guadeloupe n’est pas celle de la France hexagonale. Instituer une cotisation économique territoriale (CET) en remplacement de la taxe professionnelle taxant les entreprises dont le chiffre d’affaires excède 500 000 € aboutira très certainement à assécher nos communes.
Les motivations nationales qui justifient la réforme sont-elles pertinentes pour les entreprises des DOM et plus singulièrement pour celles de la Guadeloupe ? Nos entreprises ont-elles besoin d’un souffle financier supplémentaire ? Sont-elles tentées par la délocalisation ? Rien n’est moins sûr. Si la réponse est négative, les motivations de la réforme en cours ne répondent pas aux caractéristiques de l’économie guadeloupéenne ».
La ville de Baie-Mahault prépare « l’après taxe professionnelle »
Après cet exposé magistral, Georges Daubin, conseiller municipal de la ville de Baie-Mahault, délégué aux finances, a apporté un éclairage plus politique sur la disparition programmée de la taxe professionnelle sous sa forme actuelle. Il a expliqué, notamment, que la municipalité avait anticipé la disparition de cette recette en élargissant sa base fiscale et en créant un observatoire fiscal. La ville a ainsi quantifié les éventuelles pertes de recettes si le projet de remplacement de la taxe professionnelle était voté en l’état. A partir de là, a expliqué Georges Daubin : « nous avons mis en place quatre grandes stratégies :
– Une stratégie au niveau du personnel avec le non-remplacement des départs en retraite et une bonne gestion des emplois
– Une stratégie au niveau des équipements. Pour nos investissements, nous avons choisi la procédure des APCP (Autorisation de programme et crédit de paiement)
– Une stratégie financière avec le choix de passer par l’emprunt à plus ou moins long terme pour lisser les charges
– Enfin une stratégie de mutualisation des coûts
Nous réfléchissons également par anticipation à une future disparition de l’octroi de mer ».
Ary Chalus, maire de Baie-Mahault, a souligné que de nombreuses entreprises auraient des problèmes si la taxe professionnelle était supprimée. Pour faire rentrer de l’argent, faute de taxe professionnelle, les mairies augmenteront, par exemple, le prix de vente des terrains qui leur appartiennent. Beaucoup d’entreprises ne seront plus en mesure d’acheter des terrains pour assurer leur développement. Les bailleurs sociaux seront exclus également et cela freinera la construction de logements sociaux. Il faudra aussi freiner les recrutements de personnel, a insisté le maire, et ne pas remplacer les départs à la retraite. Que feront alors nos jeunes diplômés ? Faute de recettes, nous aurons aussi des problèmes pour construire nos établissements scolaires. La situation sera encore plus grave sans les recettes de l’octroi de mer.
Enfin, Ary Chalus s’est interrogé sur l’opportunité de repousser l’application de cette loi dans les DOM. Plusieurs responsables de services de la ville de Baie-Mahault sont également intervenus pour apporter leur analyse sur l’impact de la taxe professionnelle et poser des questions :
– Compte tenu de son mode de calcul, la future cotisation économique territoriale amenée à remplacer l’actuelle taxe professionnelle ne va t-elle pas inciter les entreprises à faire massivement appel à l’intérim, provocant une précarisation de l’emploi ?
– La suppression de la taxe professionnelle, puisqu’elle diminue les prélèvements sur les entreprises, se traduira-t-elle par une baisse des prix ?
– Comment faire pour dynamiser l’économie guadeloupéenne si on prive les collectivités d’une de leurs recettes ?
– Le développement de partenariats publics privés n’est-il pas une piste à explorer pour compenser les futures baisses de revenus pour les collectivités locales ? Le système actuel conduit les collectivités locales à l’hypertrophie au profit d’un petit nombre d’entreprises privilégiées.
Réfléchir à un financement local de notre développement
Si la tendance générale des interventions et des questions était plutôt hostile au projet de suppression de la taxe professionnelle, « Esprit Critique » oblige, quelques voix se sont tout de même élevées pour soutenir le projet de réforme. Si la Guadeloupe va si mal, a ainsi expliqué un intervenant, qu’elle ne puisse pas supporter la suppression de la taxe professionnelle, pourquoi trouve t-elle 170 millions pour une centrale polluante avec 50 millions d’euros de charges chaque année, qui seront payés par les Guadeloupéens. Non seulement, il faut supprimer la taxe professionnelle, a t-il affirmé, mais il faudrait aussi exonérer les petites entreprises de moins de 5 salariés de charges sociales patronales et salariales. La future cotisation économique territoriale permettra de mieux répartir les recettes entre les grosses communes et les petites. Un autre participant a affirmé que la grande majorité des chefs de gouvernement qui sont succédés et des parlementaires, a toujours été contre la taxe professionnelle, parfois qualifiée « d’impôt imbécile » car elle était un frein à la croissance et l’emploi. Certains intervenants, enfin, ont placé le débat dans un champ plus politique qu’économique en affirmant que la vraie question de fond n’était pas celle de l’avenir de la taxe professionnelle en Guadeloupe mais une réflexion globale, et surtout guadeloupéenne, sur les modalités de financement du développement de notre archipel, et notamment d’un financement local de ce développement. « Ce ne sont pas les questionnements et les réflexions qui sont menées en France hexagonale qui réussiront à régler les problèmes du petit pays qu’est la Guadeloupe ! » a notamment souligné avec force l’un des participants. Après avoir confirmé que le débat de la soirée comportait assurément une importante dimension politique, Georges Brédent, conseiller municipal de Pointe-à-Pitre, mais aussi juriste, a mis l’accent sur l’insécurité juridique dans lequel se trouvent actuellement les Français. « Depuis quelque temps, on constate en France une véritable inflation législative. A peine une loi est-elle votée qu’elle est déjà défaite ! Les entreprises travaillent dans une véritable insécurité juridique préjudiciable à leur développement ».
Au terme de deux heures d’échanges particulièrement riches, cette deuxième édition de « Esprit critique » aura eu le mérite de lancer en avant-première une réflexion de fond sur une évolution attendue de la fiscalité en 2010 qui devrait avoir un impact important – et sans doute négatif – tant sur les collectivités territoriales que sur les entreprises locales. S’agissant de ces dernières, peut être faut-il laisser le mot de la fin à ce petit entrepreneur qui est intervenu avec pragmatisme dans le débat : « Les marchés publics que je décroche avec des municipalités représentent environ 60 000 € par an. Pour la même année, je paye environ 3500 € de taxe professionnelle. Si la suppression de la taxe professionnelle doit se traduire pour mon entreprise par une perte de revenus supérieure à 3500 € parce que les municipalités seront contraintes de limiter leurs investissements … alors je préfère qu’on maintienne la taxe professionnelle en l’état ». Vox populi, vox deï !